[[20200705100544]] travail gratuit, économie du web de plateforme
Le travail sur le web, globalement collectif, a son pendant individuel. Il est récemment « devenu possible de penser les activités des internautes comme un travail individualisé et finalisé et de déployer un autre dispositif, celui du digital labor »[^1]
Déséquilibre
Les « Activités rémunérées et bénévoles cohabitent depuis les premiers pas du réseau » mais elles entretiennent depuis quelques années un « rapport de force […] transformé et inversé avec la massification du web et la prise du pouvoir des acteurs économiques dans les zones de haute visibilité du web »[^1]
Selon Dominique Cardon, cela tient à trois facteurs :
- Déséquilibre marchand
- Calcul de réputation
- Micro-évaluation macrophage du travail
Déséquilibre marchand
Le reversement s'est fait quand les plateformes ont vu que les pages individuelles ne leur rapportaient pas suffisamment de visiteurs et qu'elles ont donc ambitionné de centraliser l'activité des internautes. Ainsi, sur Facebook il est possible de s’y enquérir
- de l'actualité (international, sport, culture… );
- de la vie de ses proches ;
- de se divertir ;
- de prolonger cette activité d'agrégation par le biais des messages privés.
Ainsi l'expérience web de nombreux internautes se limite à un ou deux réseaux. Ajoutons à leurs habitudes d'utilisation Instagram (racheté par Facebook), centré sur le partage de photo et vidéos, et des millions d'internautes se retrouvent, sinon entièrement, en grande partie dépendants des algorithmes de Facebook.
Dans la même idée, Amazon agrège des sites marchands, si bien qu'une très grande parties des achats du monde passent pas ses voies. Enfin, le plus grand : Google est notre second cerveau, rien que ça.
Calcul de réputation
« [L'économie de la réputation] ne cherche plus à étendre le tissu de dettes mutuelles[^2] entre internautes, mais à calculer une valeur qui les singularise et les distingue les uns des autres »[^1]
Les réseaux sociaux ont implanté des outils métriques de réputation (e-réputation, netiquette) favorisant ainsi la création de contenu, motivée par l'augmentation de ces chiffres à la face des autres internautes.
Micro-évaluation macrophage du travail
On estime le travail d'un développeur, d'un graphiste non pas sur le tout de son œuvre, cela serait trop complexe (et dépend principalement des interfaces auxquelles nous avons accès), mais sur des unités, des mots-clés, une interface. Si le tout est supérieur à la sommes de ses particules, alors on comprend pourquoi le micro-travail est si malsain pour nos métiers et tend à le travestir.
Ainsi, le tout n'est plus que du ressort des agrégateurs qui gardent et nourrissent les intelligences artificielles qui leur permettent de mieux en mieux de considérer ce tout qu'ils revendent en particules sur des interfaces. Du côté des algorithmes, le travail s'affine, du côté des interfaces il se banalise en chiffres, graphiques, mots-clés.
Ce sont ces particules qui favorisent un travail continu car marchandable. Ce travail entraîne les algorithmes qui fournissent de meilleures particules, bouclant la boucle.
Exemple : Le graphiste produit des contenus qu'il affiche sur son Behance. Sur l'interface on affiche ses outils, le nombre de projet, de commentaires, de likes. Face à cette interface le graphiste souhaite davantage valoriser son travail et va donc ajouter des projets, s'investir socialement (travail cognitif) pour obtenir plus de commentaires, de likes. Du côté des algorithmes, on analyse les commentaires, positifs ou négatifs, on dresse un portrait du travailleur en « agrégeant/transsubstantisant »[^2] des contenus d'autres plateformes qu‘il fréquente (facile, il les a relié à sa page Behance pour faciliter son travail social) : est-ce qu'il est en relation avec d'autres graphistes ? Quelles sont leurs statistiques, leur profil ?
Où sont les interfaces qui affichent de tels résultats et qui peut y accéder ? Combien paieraient un recruteur pour embaucher par pur espionnage ?
Travail
Selon Antonio Casili, l'activité de créateur de contenus (interactions, tweet, commentaire, article de blog, partage de code etc.) est assimilable au travail (invisible et invisibilisé pourtant réel, non qualifié, gratuit, contrôlé et exploité) parce que « productrices de valeurs, faisant l'objet d'un quelconque encadrement contractuel et soumises à des métriques de performance » :
- productrices de valeurs : contenus (photos, saisies) et même chaque connexion génère de la donnée exploitable, revendable[^4] (traces numériques) ;
- encadrement contractuel : encadrement de la participation ;
- métriques de performance : mesure et récompense des performances
[[20200509195652]] la donnée
Les internautes sont des « ‘‘travailleurs qui s’ignorent’’, convaincus d'être plutôt des consommateurs, voire des bénéficiaires de services gratuits en ligne » et automatiques.
Entraînement des algorithmes
Bien souvent, c'est un humain qui se cache derrière un algorithme d’« intelligence artificielle ». Des humains entraînent directement les résultats de Google, de Siri, modérent les posts Facebook, saisissent que tel photo contient bien un visage, que telle image contient tel texte. Ce cadre professionnel précaire, déjà peu visible, cache une usine mondiale :
Le crowdsourcing est la production participative (des internautes) par sous-traitance (des métiers que l’on cite au-dessus). Les usagers de certaines plateformes le font également, à l’insu de leur plein gré.
- lorsque l'on rempli un captcha sensé empêcher les machines d'accéder à la fonctionnalités, on entraîne parallèlement les algorithmes de reconnaissance de caractères de Google ;
- lorsque on identifie un ami sur une photo Facebook, on entraine un logiciel de reconnaissance facial en indiquant que tel visage correspond à telle page et aux métadonnées qui y sont liées ;
- en utilisant les filtres Snapchat ou Instagram appliqués à un visage scanné ;
- lorsque l’on signale un contenu qui nous dérange.
On exploite la capacité des internautes à émettre des contributions de « faible intensité et à faible expertise ». Dominique Cardon paraphrase Yochai Benkler pour expliciter ce que ce dernier appelle le « miracle de l'agrégation » :
« Son argument était entièrement bâti sur l'idée que, situés au-dessus des contributions individuelles, sérialisées et locales des internautes, des mécanismes humains ou automatiques permettaient de produire autre chose, une connaissance publique, sans lien de continuité avec les contributions unitaires, mais qui résultait de l'effet coordonné des contributions unitaires. Ce mécanisme d'agrégation/transsubstantiation fait de l'intelligence collective un bien qui est plus que la somme des parties : les foules peuvent prendre des décisions ‘‘sages’’ à partir d'opinions idiotes »[^1]
Les algorithmes d’« intelligence artificielle » sont ou ont été sur-entraînées par des êtres humains. Non seulement ces services ont l'air automatiques, mais en plus les gens qui les entraînent ne se reconnaissent pas ou ne sont reconnus comme des travailleurs (des entraîneurs).
Travail cognitif
D’où l’expression « cognitariat » (le nouveau prolétariat), soit le domaine des emplois non qualifiés, précaires, peu rémunéré et centré sur le cognitif : dialogue, coopération, échange. Pour la version web, on parle de « cybertariat » :
Service | Action | Biens |
---|
Uber | Conduire quelqu'un | voiture |
Deliveroo, Uber Eats, Just Eat | ivrer quelqu'un | vélo |
Airbnb | Héberger quelqu'un | appartement |
TaskRabbit | Rendre un service au domicile de quelqu'un | |
BeMyEye | Prendre la photo d'un produit dans un magasin | |
Facebook, Google | Interpréter un contenu | ordinateur |
On dresse le tableau suivant dans le cas de Deliverroo (et ses concurents). La même application vise plusieurs cibles, pour capturer certaines données et les revendre à des acheteurs. Non seulement le consommateur paie le service, mais il entraîne également d’autres conséquences économiques. Ainsi, les livreurs entraînent à leur insu des véhicules autonomes.
cible | données capturées | acheteur |
---|
consommateur | Enregistrer ce que les gens mangents | industrie agroalimentaire |
restaurateur | Évaluer la perfomance (en combien de temps ? Pour quelle note ?) | catalogues touristiques |
livreur | Par quelles voies et comment (vitesse, gestion obstacles) ? | fabriquants de véhicules autonomes |
Sous couvert de sharing economy (service d'un particulier à un autre, mis en relation par les plateformes citées), les micro-travailleurs ne sont pas protégés, sont sans statut et mettent en jeu leurs propres biens :
« les entreprises propriétaires des applications mobiles ont dans le passé voulu se dégager de leurs obligations, en insistant sur le fait que leur activité se borne à l'intermédiation algorithmique. Une fois effectuée la mise en relation, leur responsabilité s'arrêterait »[^3]
Ce premier travail en cache souvent un autre, plus discret, plus pervers. Quand un chauffeur Uber ou Deliveroo se déplace, il utilise l'application de la plateforme qui profite du voyage pour enregistrer des données sur le déplacement, le croisement avec d'autres chauffeurs. Ces données sont ensuite utilisées pour développer les applications dédiées au véhicules autonome : à terme, il remplaceront les chauffeurs qui ont entraînés leur propre succession, automatisée. D'un métier précaire ils iront… vers pas de métier.
« Le cœur de métier de ces nouvelles entreprises est l'exploitation algorithmique des données de mobilité et de consommation de leurs utilisateurs »[^3]
Solution
Il ne serait pas éthique d’accepter une rémunération pour nos activités en ligne « face à l'impossibilité de protéger nos données personnelles » (p. 37). Ce serait créer un nouveau « marché répugnant » des données personnelles (à classer non loin du commerce d'organes). Ce serait « privatiser la privacy »[^3].
« Quoique personnelles, ces données, ces productions digitales, ne sont pas du ressort de la propriété privée, mais le produit d'un commun, d'une collectivité. Par conséquent, la rémunération devrait chercher à redonner aux commons ce qui a été extrait des commons. »[^3]
Antonio Casili a plutôt l'idée « d'un revenu de base », de « mesures redistributives ».
« Ce n'est pas parce qu'une entreprise est installée dans un certain pays qu'il faut l'imposer, mais parce qu'il y a des millions de citoyens qui réalisent un ‘‘travail invisible’’ et gratuit pour cette entreprise »[^3]
[^1]: Dominique Cardon, Internet par gros temps, 2015 [^2]: voir [[20200705112816]] production de contenu web [^3]: Antonio Casili, Qu'est ce que le digital Labor : Travail, technologies et conflictualités, 2015 [^4]: voir [[20200625095558]] économie documentaire des réseaux sociaux